Hommage rendu le 13 février 1985 devant la tombe de Francisco Ferrer y Gardia par monsieur le Professeur José ABAD PALACIOS, Agrégé de l'Université, à l'occasion du 74ème anniversaire de la mort de Francisco Ferrer (10 janvier 1859-13 octobre 1909)

C'est le 13 octobre 1909. L'aube pointe déjà et sortent de l'obscurité les murs de la forteresse de Montjuich. Francisco Ferrer qui a déjà compris que la grâce du roi Alphonse XIII ne viendra pas pour lui éviter d'être passé par les armes, vient d'écrire ses dernières volontés.

«  Je désire qu'en aucune occasion, ni prochaine, ni lointaine, ni pour aucun motif que ce soit, on ne fasse devant mes restes des manifestations d'un caractère politique ou religieux, considérant que le temps qu'on emploie à s'occuper des morts sera mieux employé à améliorer la condition où se trouvent les vivants, ce dont la plupart auraient grand besoin. Je désire aussi que mes amis parlent peu ou point du tout de moi, parce qu'on crée des idoles quand on exalte les hommes, ce qui est un grand mal pour l'avenir humain. Les actes seuls, quels que soient ceux dont ils émanent, doivent être étudiés, exaltés ou flétris, qu'on les loue pour qu'on les imite quand ils paraissent concourir au bien commun, qu'on les critique pour qu'ils ne se répètent pas, si on les considère comme nuisibles au bien être général. »

Très cher Francisco, pardonne-nous de te désobéir...

Mais le jour s'est levé et Francisco Ferrer qui avait écouté quelques heures auparavant la sentence, serein, sans faire preuve de la moindre émotion, qui avait fort courtoisement refusé toute aide spirituelle autre que celle de ses propres convictions, marcha, d'un pas sûr, d'un front impassible, le corps droit comme le fut toujours sa conduite, marcha, oui, vers les fossés de Montjuich où - après avoir obtenu de mourir comme un homme d'honneur, debout et face au peloton et non pas à genoux et tournant le dos aux fusils comme c'était la règle - il tomba sous les balles de la réaction non sans avoir auparavant lancé d'une voix sûre et vibrante un «  Je suis innocent, vive l'Ecole Moderne ! »

Ferrer, libre-penseur, franc-maçon, pédagogue, libertaire et humaniste, venait, malgré lui, si modeste toujours, d'écrire l'une des plus belles pages de l'histoire du combat de la raison contre le despotisme, de la lumière contre l'obscurantisme, de la vérité contre le dogmatisme aveugle et les préjugés contre nature.

Et, à partir de cette triste date du 13 octobre 1909, jour ineffaçable dans le livre de l'histoire et dans l'esprit des hommes, le cœur généreux de Francisco Ferrer conquit le rang des grands symboles qui survivent à la mort parce qu'ils appartiennent à l'éternité.

« Tout le sang du peuple est mon sang ! », pensait-il...

Mais pourquoi fut-il assassiné ?

Lui, qui face « à l'œil pour œil et à dent pour dent » des faux prophètes avait été écrit son testament de fraternité grand ouvert pour les générations présentes et futures... Francisco Ferrer, verbe de l'enseignement humaniste, verbe de la justice et de la liberté dans sa lutte consacrée à l'émulation intégrale de l'homme, verbe de l'Evangile d'Amour, Bible de la paix puisqu'il sacrifia sa vie au combat contre la guerre. Et, malgré cela il fut condamné à mort et exécuté sous l'accusation d'incendiaire, de saccageur, destructeur, ennemi de l'ordre public, de rébellion militaire...

Un procès rapidement bâclé, où aucune des règles qui doivent régir la justice, fut-elle militaire dans l'Espagne ultra-conservatrice de l'époque, ne fut respectée, aboutit à un long rapport du magistrat général de la 4ème région militaire dont l'essentiel est ceci :

« (...) On déclare que les faits justiciables constituent un délit évident de rébellion militaire... Que l'inculpé dudit délit Francisco Ferrer Guardia est considéré responsable en concept d'auteur de la rébellion, avec les circonstances aggravantes de l'article 173, et, en vertu du même article, on le condamne à mort et aussi à indemniser tous les dommages et intérêts causés par les incendies, saccages et destructions de voies ferrées et télégraphiques qui ont eu lieu pendant la rébellion (...) »

Certes, il y avait eu en Catalogne, la semaine tragique. Une révolte sanglante, souvent chaotique qui vit des excès. Des gens se soulevèrent contre la politique militaire dans le sanglant conflit du Rif marocain où un grand nombre de soldats furent massacrés par les Maures d'Abd-El-Krim.

Or, quelle part directe eut Ferrer dans les troubles révolutionnaires ?

L'avocat choisi par Ferrer, parmi ceux désignés d'office, la capitaine Francisco Galceran Ferrer, démontra l'innocence de Francisco Ferrer. De tout le monde arrivèrent en Espagne des protestations qui criaient à l'injustice...En effet, pourquoi avait-on voulu dans une parodie grotesque de procès, se débarrasser si vite de Francisco Ferrer ?

Cela tout le monde le savait et Anatole France, en date du 11 septembre 1909, résumait clairement le problème :

« JE VOUS DIS, écrivait-il, si Francisco Ferrer était condamné par un tribunal civil ou militaire, on dirait dans le monde entier que ses juges n'ont pas été libres et que pour des ordres venus d'en haut, ils ont sacrifié la justice aux rancunes du parti qui ne pardonne pas à Ferrer qu'il ait consacré sa vie à l'instruction de la jeunesse. Or, tout le monde le sait, le crime de Francisco Ferrer consiste à avoir fondé des écoles ; s'il est condamné, ce sera pour cela (...) »

Cette école, cause réelle de la mort de l'illustre humaniste, qu'avait-elle de si terrible, de si dangereux pour avoir levé contre elle l'Eglise espagnole et les conservateurs réactionnaires espagnols ?

Laissons la parole à Francisco Ferrer lorsqu'il donna au public la première nouvelle sur l'existence de l'Ecole Moderne. Voici son programme :

« La mission de l'Ecole Moderne consiste à faire que les garçons et les fillettes qui seront confiés à l'école deviennent des personnes instruites, véridiques, justes et libres de tout préjugé. A cet effet, on remplacera l'étude dogmatique par celle raisonnée des sciences naturelles. Cette étude excitera, développera et dirigera les aptitudes propres à chaque élève, afin que, avec la totalité de sa propre valeur individuelle, non seulement il sera un membre utile à la société mais encore, conséquemment, il élèvera proportionnellement la valeur de la collectivité. L'Ecole Moderne enseignera les véritables devoirs sociaux d'accord avec la juste maxime « Il n'y a pas de droits sans devoirs, il n'y a pas de devoirs sans droits ». Vu le succès que l'enseignement mixte obtient à l'étranger et principalement pour réaliser le but de l'Ecole Moderne qui veut préparer à une humanité vraiment fraternelle, sans catégories de sexes ni de classes, on acceptera des enfants des deux sexes depuis l'âge de 5 ans. Pour compléter son œuvre, l'Ecole Moderne devra ouverte les dimanches matins. Ce jour là, lors des classes d'histoire, les cours seront consacrés à l'étude des souffrances humaines et au souvenir des hommes éminents dans les sciences, les arts ou dans les luttes pour le progrès. Les familles des élèves pourront assister à ces cours. Souhaitant que le travail intellectuel de l'Ecole soit fructueux dans l'avenir, outre les conditions d'hygiène que nous nous sommes efforcés de donner au local et aux pièces annexes, on établit une visite médicale que l'élève devra passer à son entrée dans l'Ecole. Les résultats de la visite seront communiqués à la famille si cela s'avère nécessaire. Il y aura aussi une autre visite médicale périodique pour éviter toute propagation de maladies contagieuses pendant les heures des cours. »

Voilà LE CRIME COMMIS PAR FRANCISCO FERRER !

Or, pour monsieur Antonio MAURA, Premier Ministre espagnol, et pour ceux qu'il représentait, le fait de créer l'Ecole Moderne était un crime de lèse-église, et, partant, punissable de la mort. Combien de raison avait l'illustre sociologue et historien mondialement connu Joaquin COSTA lorsqu'il s'adressa au Premier Ministre MAURA en ces termes :

« Monsieur MAURA condamne, ses lois, celles qu'il fait appliquer, condamnent ces malheureux à être passés par les armes, et, en effet, ils seront fusillés dans les fossés de Montjuich. Monsieur MAURA s'est condamné lui-même. Les fossés de Montjuich ont besoin de monde... »

Mais tous ceux qui suivaient de près « le cas » FERRER savaient fort bien que les ennemis de la liberté, de la raison, de la légalité et de la fraternité avaient besoin de détruire celui qui symbolisait ces conditions indispensables à l'existence des humains. Or, n'oublions pas que l'Espagne des idées humanistes et humanitaires, que FERRER symbolisait, cette Espagne gisait asservie en prisons et pénitenciers. Comment donc s'étonner qu'on voulût tuer un des hommes grâce auxquels une nouvelle ère ouvrait un profond sillon dans les champs de l'intelligence, de la raison et de l'esprit universel. Parce qu'en définitive, la création de l'Ecole Moderne était le triomphe du bien sur le mal pour que la science de l'amour, de l'art de la vie gagne la dernière bataille contre tous les obscurantismes qui entravaient le chemin de l'Egalité, de la Liberté et de la Fraternité.

Imaginons que nous sommes en ce triste 13 octobre 1909 !

Les amis, mes compagnons, mes frères !

Oui, ils ont tué le Maître. Mais le Maître est devenu leçon, enseignement pour ceux qui, comme lui, ont été fusillés, tués pour avoir voulu être à l'image du Maître et dont les corps peuplent fossés et cimetières. A vous tous nous vous disons : « en chacun de vous il y a un Maître, étendu mort, regardant les étoiles de l'espérance ».

Toi, Maître Francisco, tu es le symbole des peuples libres. Tu es l'enfant et l'école, le livre et la leçon vivante, la caresse paternelle et la pensée profonde à la portée de tous. Ils t'ont tué parce que tu étais bon et généreux et que tu aimais les autres. Tes idées seront toujours un inestimable trésor que ton cœur à offert aux hommes. Toi, voyageur de l'esprit, les entiers que nous foulons, que les suivants fouleront, ce sont tes pieds de pèlerin qui les ont tracés Toi, le penseur, tu as écrit tes rêves dans notre esprit. Toi, le lutteur, ton combat acharné pour la liberté a vaincu la mort même, car ton idéal ne pourra jamais mourir.

Maître, toute ta vie est une leçon. Ta mort physique a donné aux autres la vie du savoir. A ton seul souvenir, la plus abjecte jalousie ronge le cœur avili de tous les tyrans qui sévissent dans le monde.

Les amis, mes compagnons, mes frères, en ce mois d'octobre si rempli de nostalgies infinies, n'oublions pas tous les Maîtres, tous ces hommes qui sont morts dans des circonstances diverses parce qu'ils avaient voulu un monde de liberté, un monde où l'Ecole Moderne avait une place prépondérante, car elle était la base d'une humanité juste et fraternelle au sein de laquelle les idéaux toujours propagés et jamais trahis par notre cher Francisco FERRER, devaient prévaloir au-dessus de toute autre considération de classe, de caste, de croyance, de lieu, de temps....

Compagnon FERRER, tu repose à côté de deux autres martyrs de la liberté : Francisco ASCASO et Buenaventura DURRUTI. Ils auraient pu être tes fils de sang. Ils le furent par l'esprit car ils suivirent tes pas, ils mirent en pratique tes idées, et comme toi ils en moururent. Vingt sept ans séparent votre martyr. Ils te furent dignes. Vous êtes, tous les trois, dignes de notre respect affectueux.

Très cher frère FERRER, ton corps n'est plus, mais ton esprit est profondément ancré dans le nôtre.

Salut à Toi !

Vous tous, amis, compagnons et frères qui par votre présence avez honoré Francisco FERRER, honorons encore sa mémoire par une minute de silence.